Études sur Jacob Boehme

Nicolas Berdiaev
Traduit du russe par Samuel Jankélévitch


Jacob Boehme est un auteur notoirement rébarbatif. Il s'exprime dans les registres du mythe et de la révélation personnelle. Il forge ses métaphores et ses analogies avec le vocabulaire de l'alchimie, qui nous est devenue incompréhensible. Il puise ses références à la source des Écritures, que nous ne connaissons plus. Il plonge au cœur de l'abîme sans fond pour contempler l'engendrement de Dieu du sein de la Divinité, dans le courroux et la colère. Cette obscurité et cette étrangeté ne doivent pourtant pas nous décourager de découvrir un auteur décisif dans le développement de la philosophie occidentale.

C'est en effet à l'intuition fondamentale de Jacob Boehme, celle de l'Ungrund, que s'est abreuvé l'idéalisme allemand. Sans le cordonnier théosophe de Görlitz, jamais les Fichte, Hegel et Schelling n'auraient pu se libérer des geôles mentales bâties par les Hellènes. Cette pensée paradoxale, chantée plus qu'argumentée, leur a permis de s'arracher à la clarté illusoire de la métaphysique classique.

Cette exploitation des visions de Jacob Boehme par l'idéalisme allemand, Schelling surtout, a introduit la volonté et l'Histoire au cœur de la métaphysique. On sait le rôle décisif de cette inoculation dans les développements de la modernité, de son hubris, de ses égarements, de ses désastres. Mais cette exploitation, sous couvert de dépassement conceptuel et scientifique, n'a-t-elle pas manqué la singularité de Jacob Boehme ? N'a-t-elle pas tenté de résorber une irruption, singulière et irréductible, qui recèle peut-être encore des possibilités inouïes ?

Nicolas Berdiaev, parce qu'il maîtrisait la philosophie d'un point de vue extra-philosophique, celui d'une foi ardente et indomptable, a su saisir et faire comprendre cette singularité. Dans ces Études parues en 1945, Berdiaev nous introduit au cœur de cette Vision en termes clairs, mais du point de vue du Voyant et en empathie spirituelle avec lui. Il nous introduit à l'urgence de méditer Jacob Boehme.

Études sur Jacob Boehme

Parution : 23/08/2020

71 pages

13,97 x 21,59 cm

ISBN 979-8678317148

9,99€

Tous nos livres se trouvent facilement en ligne. Cependant, en les commandant chez votre libraire, vous économisez les frais de port et vous soutenez des lieux d'intellectualité vivante et indépendante.

Extraits

L'Ungrund et la liberté (début)

« Le poisson vit dans l'eau, la plante dans la terre
L'oiseau dans le ciel, le soleil au firmament
La salamandre devait prendre naissance dans le feu
Et Jacob Boehme trouve dans le Cœur de Dieu son élément. »

— ANGELUS SILESIUS

Jacob Boehme doit être reconnu comme l'un des plus grands gnostiques chrétiens. J'emploie ce mot non dans le sens des hérésies des premiers siècles du christianisme mais bien pour désigner un savoir fondé sur la révélation et utilisant plutôt des mythes et des symboles que des concepts : c'est un savoir contemplatif bien plus que discursif. Telle est la philosophie religieuse ou théosophie.

Rien ne caractérise mieux Boehme que sa grande simplicité de cœur et sa pureté d'âme toute enfantine. On comprend par là qu'il pouvait s'écrier au moment de mourir : « Et maintenant je prends le chemin du Paradis ». Il n'était ni un savant, ni un lettré, ni un scolastique, mais simplement un artisan cordonnier. Il appartenait à la classe des sages sortis du peuple.

La doctrine de l'Indéterminé

La doctrine boehmiste de l'Ungrund ne se distingue pas par une netteté propre à tout concept. Mais on ne peut pas non plus l'exiger de lui, car un tel concept de l'Ungrund n'est guère possible, c'est un domaine qui dépasse les bornes des conceptions rationnelles. Personnellement, j'ai toujours pensé que la théodicée, élaborée par les systèmes dominants de la théologie rationnelle, transforme les relations entre Dieu et le monde en une comédie, en un jeu de Dieu avec lui-même et qu'elle reflète l'antique esclavage de l'homme, son abattement et sa peur.

Boehme veut comprendre le mystère de la création de l'univers comme une tragédie non seulement humaine mais aussi divine. Ce qui sauve la théologie rationnelle cataphatique, c'est uniquement le fait qu'à un certain moment elle se transforme en théologie apophatique et affirme que nous nous trouvons devant un mystère aussi inconcevable qu'inexprimable devant lequel nous devons nous incliner.

L'Ungrund est donc le Néant, l'œil insondable de l'éternité et en même temps une volonté, une volonté sans fond, abyssale, indéterminée. Mais c'est un Néant qui est « la faim du Quelque Chose ». La liberté réside dans les ténèbres et a soif de lumière. Et la liberté est la cause de la lumière.

La Sophia et l'Androgyne

De toutes les doctrines parues sur la Sophia, la plus remarquable et vraiment la première dans l'histoire de la pensée chrétienne est celle de Boehme : ce fut une intuition parfaitement originale. Si, par l'Ungrund, Boehme voit les ténèbres au fondement de l'être, par la Sophia il voit la lumière.

Sa conception de la Sophia a ses aspects théologique et cosmologique ; mais elle est surtout anthropologique. Pour lui, la Sophia est, suivant une image de l'homme, pure, vierge, chaste et essentiellement intégrale ; elle est précisément la pureté et la virginité, l'intégrité et la chasteté de l'homme, elle est l'image et la ressemblance de Dieu en l'homme.

On ne peut séparer cette doctrine sur la Sophia de celle qu'il a donnée sur l'Androgyne, c'est-à-dire sur l'intégrité initiale de l'homme. La sophianité est proprement l'androgynie. L'homme est une nature androgyne, bisexuée, à la fois masculine et féminine. La chute de l'homme est la perte de la Vierge-Sophia, qui s'envole aux cieux, tandis que, sur la terre, apparaît Ève, la féminité.

À propos de l'auteur

Nicolas Berdiaev (1874-1948) est l'un des plus importants philosophes religieux russes du XXe siècle. Né à Kiev dans une famille aristocratique, il s'engage d'abord dans le marxisme avant de connaître une conversion spirituelle qui le mène à développer une philosophie chrétienne personnaliste et existentialiste originale.

Expulsé d'Union soviétique en 1922 avec d'autres intellectuels non-marxistes, il s'installe d'abord à Berlin puis définitivement en France où il fonde la revue Put' (La Voie). À Clamart, sa maison devient un centre de rencontre entre intellectuels russes émigrés et penseurs français, notamment Jacques Maritain et Gabriel Marcel.

Sa philosophie, centrée sur la liberté créatrice et la dignité de la personne humaine, refuse tout système totalisant. Pour Berdiaev, la liberté précède l'être et même Dieu ne peut la contraindre. Cette intuition fondamentale, qu'il retrouve chez Jacob Boehme, nourrit sa critique tant du communisme que du capitalisme bourgeois. Ses œuvres majeures incluent Le Sens de la création, De l'esclavage et de la liberté de l'homme et Essai de métaphysique eschatologique.