L'Église catholique traverse aujourd'hui une période de profonde division. Les réseaux sociaux bruissent quotidiennement d'accusations d'hérésie contre le pape François, accusations émanant souvent de milieux traditionalistes prompts à voir de l'erreur dans chaque parole du successeur de Pierre. Récemment encore, ses propos lors d'un voyage en Asie ont suscité une nouvelle vague de contestations.
Cette crise couvait depuis longtemps. Les dubia de certains cardinaux en 2016, une lettre ouverte de théologiens réclamant la destitution du Pape en 2019, puis de multiples polémiques autour de ses déclarations ont progressivement creusé un fossé entre deux visions apparemment irréconciliables de l'Église.
D'un côté, ceux qui, au nom de l'amour de la vérité, exigent une critique sans concession des ambiguïtés supposées du Pape. De l'autre, ceux qui, comme moi, sont convaincus que le devoir du théologien est d'expliquer et de défendre le magistère, non de le détruire.
À 60 ans, après 25 ans comme professeur de théologie, je mesure la gravité de la situation. J'en fais moi-même l'expérience, confronté à des autorités ecclésiales parfois plus promptes à sanctionner qu'à dialoguer. Mais je reste persuadé que notre mission est de construire des ponts et non de dresser des barricades.
Méditons l'attitude du Christ face à la femme adultère. Il lui dit deux choses en apparence contradictoires. D'une part : « Moi non plus, je ne te condamne pas. » C'est le langage de l'amour, qui regarde la personne au-delà de son péché. Imaginez la réaction des pharisiens : « Il est fou, c'est un laxiste, elle a péché, il doit la condamner ! »
Mais d'autre part, Jésus ajoute aussitôt : « Va, et désormais ne pèche plus. » C'est le langage de la vérité, qui ne minimise pas la faute mais appelle à la conversion. Imaginez ici la réaction des pseudo-miséricordieux : « Il est dur, il la culpabilise après lui avoir pardonné, c'est contradictoire ! »
Le démon, lui, cherche toujours à opposer vérité et amour, à les disjoindre pour mieux les caricaturer. Il fait de la miséricorde une indifférence molle au péché, et de la vérité un rigorisme sans cœur. Mais Jésus, lui, tient ensemble les deux paroles : pardon et appel à la conversion, compassion et vérité. Voilà le mystère de la Croix, qui réconcilie en Dieu la justice et la paix.
C'est ce regard unifiant que nous devons avoir lorsque nous lisons les propos du pape François. Refusons d'abord la tentation pharisienne de ne retenir que le rappel du péché pour l'accuser d'hérésie. Mais évitons aussi la dérive laxiste qui ne retient que la miséricorde en oubliant l'appel à la conversion.
Car doctrine et pastorale, théologie et vie, contemplation et action ne sont pas des réalités parallèles, encore moins opposées. Elles sont les deux poumons avec lesquels l'Église respire et annonce la Bonne Nouvelle du salut au monde entier. Vouloir les séparer, c'est risquer l'asphyxie ou l'hémorragie.
Notre devoir de théologiens est donc de travailler à leur articulation harmonieuse, dans un dialogue patient et rigoureux. Sans confondre les registres ni brouiller les frontières, mais sans les durcir non plus en des blocs étanches et incommunicables.
C'est un défi exigeant, qui suppose de la nuance dans les jugements, de la finesse dans l'argumentation, et surtout beaucoup d'humilité et de charité. Mais c'est à ce prix que nous pourrons déployer toutes les potentialités d'une théologie vraiment catholique, c'est-à-dire à la fois enracinée dans la Tradition vivante de l'Église et ouverte aux appels de l'Esprit dans l'aujourd'hui de Dieu.
Et c'est ainsi, j'en suis convaincu, que nous serons fidèles à la logique même de l'Incarnation. Car le Verbe ne s'est pas fait Idée, mais Chair. Non pas pour se dissoudre dans les contingences de l'histoire, mais pour les assumer et les transfigurer du dedans. Voilà la clé de toute pastorale authentique, à la suite du Christ, le Bon Pasteur qui donne sa vie pour ses brebis afin de les conduire aux sources de la vie éternelle.